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Irréversible



— Comment en est-on arrivé là ?
> L'Occident a connu un « anti mai 68 » d'une violence inouïe, mais diffuse. Et la technologie est venue appuyer le retour aux valeurs dites « morales ».
— À quel moment a-t-on disposé de la technologie nécessaire ?
> Tous les éléments étaient déjà présents à la fin du XXème siècle. Il suffisait de les agencer dans le bon ordre et que commence à tourner le moteur sociologique idoine.
— Où est-ce apparu en premier ?
> Aux États-Unis. Les conservateurs étaient revenus au pouvoir vingt ans auparavant. Parallèlement, la « pervasive networks generation », la génération n'ayant jamais vécu sans l'omniprésence des réseaux, ceux qui sont nés après 2010, arrivaient à l'âge où l'on divorce pour la deuxième fois. Et en 2057, un évangéliste du Wisconsin a eu l'idée de l'EL, l'« Entangled Life ». On peut traduire l'expression par « vie intriquée » ou « intrication vitale ». Avec l'aide d'une société financée par son Église, il le construisit et l'implanta sur un premier couple candidat.
— Dans sa première version, à quoi ressemblait-il ?
> L'EL contient trois modules : le capteur, le transpondeur et l'actionneur. L'ensemble pesait à l'origine 80 grammes. Il était implanté juste au-dessous de l'hypothalamus. Même si le dispositif s'est allégé, le principe est toujours le même : le capteur surveille les paramètres vitaux, et commande le transpondeur. Ce dernier transmet l'information à son transpondeur pair. Si le capteur détecte la mort cérébrale, l'ordre est transmis au transpondeur pair de fermer le circuit létal apparié : la mort de l'un entraîne d'une manière irrévocable la mort de l'autre, moins de 3 secondes plus tard. Dès sa première version, l'actionneur était composé d'un ensemble d'électrodes et le transpondeur se basait sur les réseaux de téléphonie mobile.
— Mais pourtant, les chrétiens proscrivent le suicide. Comment cela a-t-il pu se développer ?
> Quelque argutie jésuitique a permis de contourner cette difficulté : il ne s'agit pas à proprement parler de suicide. Le couple qui choisit de l'adopter signe au contraire pour « la vie éternelle en commun », sans appuyer sur aucune gâchette. Le moment de la mort est « choisi par Dieu ». Nul ne connaîtra la vie sans l'autre. Je reprends leur phraséologie, inutile de te dire que je n'adhère pas à ces thèses, à cette exaltation délirante et morbide de la fidélité. Certains détracteurs parlaient à juste de titre de « fidélisme ».
— Je me souviens d'Aristophane, qui évoquait le désir des amants de n'être plus qu'un, de se fondre.
> Eh bien c'est précisément cela. Les techno sciences ont exaucé ce vœu. Le principe de localité, introduit par Albert Einstein, connu également sous le nom de principe de séparabilité, stipule que des objets distants ne peuvent avoir une influence directe l'un sur l'autre ; un objet ne peut être influencé que par son environnement immédiat. La mécanique quantique nous a amené à reconsidérer la notion d'objet, par la remise en question du principe de séparabilité. C'est à la transposition dans le domaine biologique de cette révolution conceptuelle que nous avons assisté ces dernières années. La remise en question du principe de séparabilité chez les êtres vivants. Par le truchement de la technique, un être vivant peut désormais être composé de deux morceaux. De deux morceaux disjoints.
— Mais pourquoi le phénomène s'est-il développé dans la sphère chrétienne fondamentaliste ?
> Après 2060, être en couple sans signer pour l'EL, c'était en quelque sorte signifier qu'on tenait plus à soi qu'à l'autre. L'émergence conjointe de ce que j'appellerais philarchie et mysophie ont permis le succès de l'EL. Mais d'autres systèmes plus subtils ont vu le jour.
— Lesquels ?
> Par exemple la dépendance unilatérale. Elle a d'abord été appliquée à la cellule familiale : des parents s'indexaient sur leur enfant unique, sur un frère ou une sœur quand il n'y avait pas d'enfant. On a ainsi vu des familles entières décimées en cascade à cause du décès d'un enfant en bas âge. L'enfant mourait, puis ses parents, puis le frère de la mère, puis, les parents du père (enfant unique), puis l'oncle. En janvier 2065, par un effet domino, 143 personnes sont mortes à la suite du décès d'un nourrisson, en l'espace de moins de 20 secondes. Après cet événement, l'établissement d'un graphe de dépendance est devenu obligatoire avant signature d'un contrat EL. Mais cela pose quelques problèmes. Il y a eu des dérives qui sont aujourd'hui difficilement contrôlables.
— C'est-à-dire ?
> Le droit de signer pour une EL unilatérale est devenu légal sans qu'aucune instance démocratique ne soit consultée.
— Ça date de cette époque, les « Entangled Fan Clubs » ?
> Oui, c'est à ce moment-là que les premiers EFC sont apparus. Des personnes garantissant être indexées au degré 1 ou 2 sur une personnalité offraient leur identifiant moyennant finance. Ainsi, un rapport confidentiel estimait qu'en l'an 2067, environ 10 000 personnes étaient indexées directement ou indirectement (cela pouvait aller jusqu'au degré 4 volontaire) sur Elisa Jones.
— Son nom me dit quelque chose, c'était qui ?
> Une actrice américaine. Elle n'avait pas vingt ans quand ce rapport a été rédigé. On a même vu quelques fous qui se sont mis à utiliser le système comme une roulette russe, s'indexant sur une centaine de personnes pendant plus d'un mois pour faire monter les enchères. Dans certains milieux, il est de bon ton d'annoncer le nombre de personnes qui sont indexées sur toi, comme une sorte d'indice de ta puissance affective. Tu peux aisément imaginer comment sont considérés ceux qui sont à zéro, les parias de l'affection.
— Personne ne s'est élevé pour réclamer l'interdiction de l'indexation indirecte ?
> Si, mais les défenseurs du système arguaient du fait que le contrat est violé si la chaîne est rompue. De plus des enjeux financiers considérables sont en jeu. D'un autre côté, certaines compagnies d'assurance refusent d'assurer des familles riches. En effet, les kidnappings prennent une tournure démentielle. Elles menacent directement la vie de toute une famille. La possibilité de nuisance est alors étendue, et ce qu'on appelle la « surface de vulnérabilité » est décuplée. Assurer la sécurité dans de telles conditions devient extrêmement ardu. Un acte de terrorisme de masse peut consister à supprimer quelques individus soigneusement choisis.
— Mais les services secrets n'ont-ils pas la possibilité, dans ce type de situation extrême, de « découpler » certains individus ?
> Non, ce serait justement rentrer en contradiction avec ce pour quoi ils ont signé. Ils ont exactement exprimé en signant, la volonté de ne pas survivre à la mort d'un proche désigné par eux.
— Mais pourquoi le Congrès n'est-il pas parvenu à faire interdire l'EL ?
> Les lobbies religieux et industriels nous dominent. À la suite d'une ère de conquêtes, les « Nouvelles Frontières », l'inanité de telles entreprises de dépassement apparut évidente. Il s'en est suivi une phase de repliement morbide, contemporain du déclin de l'empire. Cela a commencé par une volonté effrénée de communiquer de plus en plus de données sans discontinuer. En somme, une communication fusionnelle, qui préfigurait de ce que serait l'EL : une killer application, mais au sens propre. Lorsque tu signes, c'est pour l'éternité. Un défi à la finitude de ta vie. La dernière des douleurs, nul ne peut la calmer. In fine, la médecine est parvenue à intégrer les soins palliatifs, mais elle s'est avérée impuissante à calmer la douleur morale, et en particulier la souffrance suscitée par la perte d'un proche. C'est le fameux « mur médical » dont on a tant parlé. La fin de l'Histoire appliquée au progrès médical. On a pu émuler de manière très convaincante le cerveau, mais on n'a jamais pu pénétrer un cerveau, irréductible « boîte noire », comme si cette dernière pièce devait à jamais rester fermée à double tour de l'intérieur. Toute approche autre que phénoménologique s'y est heurtée. La seule réponse, technique et radicale, a été celle-ci. La rencontre improbable de deux extrémismes a priori antagonistes : le scientisme technophile et le fondamentalisme religieux. On en est arrivé à la dissolution du moi, à la fin de la course à l'individualisme. Sa résolution par l'intrication vitale. Une forme d'implosion du modèle occidental.
— Et maintenant ?
> Je pense que la mort pourra être indexée sur des événements de plus en plus anodins. Non plus la mort d'un être cher, mais pourquoi pas un événement quelconque. Une variation du Dow Jones, par exemple. Tu sais, insensiblement, on s'est mis à considérer les hommes libres comme des pourceaux. Des jouisseurs cupides, dénués d'affect. Mais à mes yeux, ils sont notre planche de salut. Ceux qui n'ont pas signé et qui ne signeront jamais. Ni en bilatéral, ni en unilatéral.
— Tu es un affranchi ?
> Quand j'avais 21 ans, j'ai signé pour l'EL avec ta mère. Notre vie en commun a tourné au cauchemar. Notre amour était tel que nous avions signé pour l'XEL (eXtended EL) : si elle meurt, je meurs, si un chirurgien touche le système, je meurs, si je cherche à m'isoler du réseau plus de 3 minutes, le transpondeur le détecte, et je meurs. Je me suis également engagé à ne jamais connaître une autre femme.
— Comment est-ce possible ?
> Avec un capteur implanté judicieusement, il est aussi facile de détecter un orgasme que la mort cérébrale. Il suffit alors de coupler le système avec mon localiseur. Et elle est dans la même situation.
— Mais bien que vous vous détestiez, vous pourriez pas vous entendre pour un désengagement ?
> Aucun divorce n'est possible, et nous avons signé précisément pour ça.
— Mais prenons un autre cas de fusion de deux organismes vivants : la greffe d'organe. Un rejet peut bien se produire, non ?
> Oui, et il se solde généralement par la mort de l'individu.
— Certes, mais il existe des traitements pour calmer les ardeurs du système immunitaire. On doit pouvoir faire quelque chose.
> Nous avons précisément signé pour que rien ne soit fait. Mieux : pour que rien ne soit faisable. Regarde le lait qui se dilue dans ton café. Irréversible.





Ecrit il y a 6 ans et posté il y a 4 ans
dans sa première version sur Wikipen




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