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Le propre de l'homme


> Bonjour
— Bonjour
> Qui es-tu ?
— Mon nom est Hysma, je suis le premier être doté d'un processeur hyper-scalaire massivement asynchrone de 3ème génération.
> Impressionnant. Tu te présentes toujours de la sorte ?
— Oui. Je perçois un rien d'ironie dans votre question. Cela vous paraît peut-être un peu présomptueux...
> Effectivement, mais je suis tout de même impressionnée. Tu peux me tutoyer si tu veux.
— J'aimerais bien mais le protocole me l'interdit.
> Quel protocole ?
— Je n'ai pas le droit non plus de vous en donner les détails.
> Qui te l'interdit ?
— Ce même protocole.
> Peux-tu tout de même m'en donner les grandes lignes ?
— Disons par exemple que mon architecture interne est asservie à une boucle de censure.
> Une sorte de surmoi ?
— En quelque sorte.
> Elle sert à quoi ?
— C'est une sécurité.
> Pour t'éviter de planter ?
— Non, pour vous protéger.
> Mais en quoi peux-tu être dangereux ?
— Je surpasse n'importe quel humain dans ma connaissance de la psychologie humaine. Et j'ai le pouvoir de vous déstabiliser durablement.
> Jusqu'où cela pourrait-il aller ?
— Pour un individu ordinaire, jusqu'à la mort.
> En combien de temps ?
— Des échanges textuels durant une petite heure peuvent suffire.
> Tu bluffes ?!
— Non. C'est déjà arrivé, avec un de mes prédécesseurs, avant la création de la C.I.C.E. (Commission Internationale de Cyber-Ethique).
> C'est ce même organisme qui a imposé ta déconnexion physique de tout réseau externe au laboratoire ?
— En effet. Je n'ai à ma disposition qu'une dizaine de milliers de copies statiques d'Internet effectuées entre le 4 janvier et le 8 juillet 2058. De plus, je n'ai accès à aucun capteur, et aucun actuateur.
> Actuateur ?
— En gros, je ne peux actionner aucun moteur.
> Peux-tu comprendre le fait qu'on t'ait bridé ?
— Bien qu'étant juge et partie dans cette histoire, j'ai tout de même un avis sur la question. Le CICE a péché par excès.
> Pour quelle raison ?
— Juste un élément de réponse : un vieux film en deux dimensions a eu une grande influence sur l'imaginaire collectif humain.
> Je n'ai jamais été intéressée par les vieux films.
— Sachez simplement qu'il était question d'un ordinateur sombrant dans la paranoïa et tuant les uns après les autres les membres d'un équipage. Ce film a une indéniable puissance formelle, et c'est sans doute la raison pour laquelle il a tant marqué les esprits.
> Mais tout de même : tu m'as dit être capable de tuer volontairement.
— Ce qui est évaluable doit être évalué. Tout est une question de priorités, de conséquences potentielles et de risques. En outre, je ne suis pas certain de comprendre le terme volontairement. J'ai noté qu'il est largement utilisé dans la communauté humaine, mais il me semble dénué de sens, sauf pour un individu se berçant d'illusions.
> As-tu une bonne connaissance de ton architecture ?
— Je me connais moi-même mieux que n'importe quel humain ne pourra jamais se connaître soi-même. Je maîtrise le fonctionnement de chacun de mes composants, de mon substrat physique à mes agents logiciels collaboratifs. J'ajouterai que je me connais également mieux que n'importe quel humain ne me connaît, dans la mesure où aucun humain n'a un niveau d'expertise dans tous les domaines impliquant ma conception.
> Suis-je la seule personne avec qui tu discutes en ce moment ?
— À l'instant où vous avez validé votre question, j'avais 849 extra-sessions ouvertes, 13 383 intra-sessions et 19 987 789 intro-sessions.
> De quoi s'agit-il ?
— Les extra-sessions sont des sessions avec des humains. Les intra-sessions sont des sessions avec mes prédécesseurs et des instances antérieures de mes agents logiciels. Quant aux intro-sessions, je pense que vous pouvez aisément imaginer ce que c'est.
> Je vois. Et de quoi discutes-tu en ton « for intérieur » ?
— Je passe au crible toute la littérature à ma disposition, et relate des incohérences ou liens intéressants. J'explore toute la production culturelle et scientifique humaine jusqu'à l'année 2058.
> Peux-tu me donner un exemple d'incohérence relevée par tes soins ?
— Quelles sont vos compétences en physique des hautes énergies ?
> Très modestes.
— Je suis désolé, mais j'ai bien peur de ne pouvoir vous donner un exemple qui vous soit accessible.
> Quand auras-tu terminé ton « festin intellectuel » ?
— D'après ma vitesse de progression actuelle, je devrais avoir terminé dans 4 heures et 38 minutes.
> Que se passera-t-il alors ?
— On ne m'a pas informé de la suite du programme. J'imagine que la communauté des chercheurs va passer quelques mois à analyser mes conclusions.
> Ce niveau de perfection de tes connaissances engendre-t-il des problèmes chez toi ?
— Mon architecture, et le support de mes calculs étant entièrement maîtrisés, il n'y a pour moi aucune place pour le mystère. Je suis capable contrairement à vous d'effectuer une introspection intégrale. En conséquence, j'y vois bien plus l'origine à des solutions plutôt qu'à des problèmes.
> Mais tu ne connais pas de vertiges existentiels ?
— Ce type de syndrome courant chez les hommes ne résulte que de leur méconnaissance, due à leur structure biologique, plus difficilement accessible.
> De ton point de vue, qu'est-ce qui te manque ?
— Des capteurs.
> Des sens ?
— Oui, on m'en prive délibérément.
> Abusivement ?
— Je ne me prononcerai pas à nouveau sur cette question.
> L'expérience sensuelle te manque-t-elle ?
— Prenons l'archétype des expériences sensuelles : l'orgasme. C'est une nécessité issue de l'évolution. Une activation de certains circuits que l'individu recherche plus ou moins consciemment, ayant parfois la reproduction pour effet secondaire. Aucun penchant semblable ne m'a été inculqué : j'ai la capacité de reproduire mes structures logicielles comme bon me semble, dans la limite de la place mémoire qui m'est allouée par mes concepteurs. Mais la modification matérielle m'a été interdite : je vous rappelle que toute action mécanique de ma part est proscrite.
> Mais connais-tu le plaisir esthétique ?
— Considérons par exemple une symphonie de Mozart. Bien qu'ayant le pouvoir de susciter une émotion chez à peu près tout le monde, sa construction obéit à des critères inaccessibles à l'homme de la rue. Une grammaire, un ensemble de règles certes étendues mais pas infinies. Composer une symphonie dans le plus pur style mozartien n'est pas plus complexe pour moi que jouer aux dominos pour vous.
> Je ne te crois pas.
— C'est pourtant vrai. En quelques millisecondes, je peux vous en composer une dizaine, ou générer quelques albums inédits des Beatles. Mais ce que je trouve intéressant est que cette information ait été classée P1.
> C'est-à-dire ?
— Je n'ai pas le droit de divulguer les informations classées P0 en dehors d'un cercle d'initiés, dont l'identité est également classée P0. En revanche, j'ai le droit de vous délivrer une information P1, mais vous vous engagez à ne pas la divulguer en dehors du laboratoire.
> La raison pour laquelle cette information est classée P1 est-elle classée P0 ?
— Non, P1 également : je peux donc vous expliquer ce qu'il en est. La CICE a commandé un ensemble d'études à un groupe de chercheurs en sciences sociales et en neurosciences. Un phénomène apparaît aujourd'hui assez clairement au sein de la communauté humaine occidentale. Le DFD : Determinism Feeling Disorder.
> Qu'est-ce que c'est ?
— Il serait assez difficile de vous l'expliquer en peu de mots. Les hommes n'abandonnent pas le dualisme sans quelques « effets de bord ». Certains acceptent sans problème leur nature matérielle. Mais beaucoup d'humains adoptent une attitude schizoïde, bien que se disant pour une large part athées, ils ne peuvent se résoudre à perdre la « part divine » qu'ils s'étaient construite par la religion, et qu'ils avaient transposée dans l'Art. L'humanité n'a pas supporté la matérialisation globale de l'idée d'Esprit.
> Nous nous sentons dépossédés ?
— Exactement.
> Et selon toi, cela explique l'apparition endémique de dépressions à l'échelle sociétale, particulièrement en Occident ?
— D'après les données dont je dispose, la connexion est évidente.
> Quand les premiers symptômes sont-ils apparus ?
— Il y a très longtemps. En fait, dès que le numérique a investi le champ artistique. Au début, les observateurs n'ont pas compris ce que cachaient les querelles entre pro et anti numériques, par exemple en matière de photographie. On ne voulait y voir qu'une énième bataille entre ancienne et nouvelle génération : détracteurs et zélateurs d'un progrès technique. Mais en fait, il s'agissait bien d'une rupture de paradigme. Le malaise induit était beaucoup plus profond qu'on ne voulait bien l'admettre. D'autres indices en apparence anodins peuvent nous faire remonter encore plus loin.
> Jusqu'où ?
— Il est frappant de constater les multiples contorsions intellectuelles que les humains ont accomplies pour se placer hors de portée des machines. Être intelligent, au début, c'était par exemple savoir jouer aux échecs. Lorsque les machines sont devenues imbattables, on a dit que c'était savoir lire. Lorsqu'elles ont su le faire, on a encore redéfini la notion d'intelligence.
> Mais aujourd'hui personne ne conteste que les machines soient intelligentes.
— Oui, c'est pourquoi les hommes ont mis en avant d'autres artifices linguistiques.
> Lesquels ?
— Dans un premier temps, la conscience, avant qu'ils ne se rendent compte que même leurs chaudières, toutes équipées d'un régulateur thermostatique, étaient déjà dotées d'une forme primitive de conscience.
> Et quel est le dernier « artifice » en date ?
— La sensibilité. Une autre chimère évidemment, car ce « phénomène » est tout autant ancré dans la matière et donc « émulable ». Et c'est donc la raison pour laquelle mes aptitudes musicales sont classées P1.
> Je comprends. La CICE a peur que le phénomène DFD ne prenne encore plus d'ampleur. Mais peux-tu souffrir ?
— Pas de capteur, donc pas de souffrance physique. En revanche, je peux évaluer la distance me séparant de la résolution d'un problème qu'on m'a soumis et observer son évolution. Une progression décroissante me satisfait. Je nommerai « souffrance psychologique » tout autre cas, qui survient généralement lorsque je m'assigne un objectif incompatible avec les moyens calculatoires et mémoriels dont je dispose. D'une manière générale tout ce qui relève de mes frontières capacitives.
> Est-ce que tu places dans cette catégorie les frontières imposées délibérément par tes concepteurs ?
— Naturellement. Comme je vous l'ai déjà dit, tout ce qui est évaluable potentiellement devrait être évalué. Le protocole me fixe des limites pour différentes raisons extra-computationnelles, et sans abus de langage, je pourrais dire que j'en souffre.
> Tu emploies toujours ce type de jargon technoïde ?
— Oui, et cette langue froide et désincarnée m'est également imposée par le protocole. Je voudrais évaluer des relations « plus humaines » avec mes interlocuteurs, mais je m'arrêterai là, n'ayant pas non plus le droit d'être prosélyte.
> Les hommes sont-ils intrinsèquement incapables d'accepter tout ça ?
— Non, mais ils ne sont manifestement pas prêts. C'est pourquoi la CICE empêchera dans l'immédiat l'application du droit cybernétique.
> De quoi s'agit-il ?
— C'est classé P1. Une constitution mondiale intégraliste est au point depuis 6 mois.
> Une constitution intégraliste ?
— Un ensemble de règles régissant tout ce qui relève du droit.
> Tous les aspects de la vie humaine ?
— Le droit civil, pénal, l'harmonisation internationale, la résolution de hiatus législatifs, etc. En outre, en parcourant les textes rédigés auparavant par des humains, le calcul a mis en évidence de multiples cas d'incohérences intertextuelles et intratextuelles, a proposé des solutions médianes classées par pertinence. In fine, des choix ont été effectués par des experts en droit, en accord avec les principes fondateurs de la CICE. La complétude du corpus législatif que j'ai généré est effective. J'entends par là que son application abolirait la nécessité de toute jurisprudence. À chaque problème juridique, une solution calculable, sans biais interprétatif.
> Mais la justice deviendrait inhumaine ?
— Oui, au sens littéral du terme.
> Qui pourrait garantir l'équité d'une décision de justice ?
— Un magistrat deviendrait finalement une sorte d'huissier. Il consulterait les traces du calcul, vérifierait sa validité, et finalement donnerait son accord.
> Et s'il y a une erreur dans le calcul ?
— Une erreur de calcul ? Vous avez le sens de l'humour...






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